Béjart Ballet Lausanne 2016
Corps-circuit est une recherche chorégraphique sur les connexions, visibles ou invisibles, entre les corps. Ce corps tel que décrit pas Michel Foucault dans Le corps utopique : « Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde… Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. »
Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies (2009)
Chorégraphie Julio Arozarena
Musique originale jB Meier, Circuit, Gonzalo Rubalcaba
Poème Joaquin Sabina
Costumes Henri Davila
Lumière Dominique Roman
«Je fais ce métier pour créer»
Texte de Alex Verazzi
Les mots, il les filtre pour retrouver leur essence. Celle du partage, de la confiance, de l’œuvre, de l’acceptation. Ces mots, Julio Arozarena les choisit, aussi, dans son environnement le plus proche, ce quotidien si ordinaire qu’il peut nous prendre en traître en devenant illusoire ou en s’accélérant dans le vide. D’où l’importance de dépolluer les mots, manifestes de l’intensité d’une vie. Alors… quand le chorégraphe et maître de ballet du BBL évoque le corps, il en mesure l’amplitude comme les limites.
Bientôt quarante et un ans que l’enfant de Cuba assouplit, articule et sublime le sien au service de la danse. Constant dans sa quête de la vérité originelle, comme pour les mots, il épure les gestes afin de magnifier le mouvement. «De toute évidence, le corps est le moteur de la danse, il est l’outil dévoué à sa cause mais avec cette pièce Corps-circuit, je l’ai voulu «source», «point de départ» loin, très loin de sa fonction de réceptacle. Si on est à un certain endroit, c’est parce que notre corps y est. On peut avoir envie de le quitter, de partir ailleurs, mais comment faire pour y aller sans notre corps? Mais n’ayez pas peur, je n’ai pas fait de cette chorégraphie, une thèse philosophique – même si la conférence de Michel Foucault sur le «corps utopique» m’a laissé des traces. Le ton est plutôt celui d’un hommage au corps qui soigne, qui apprend.»
A 51 ans, Julio Arozarena a tiré un trait radical et sans regrets sur une carrière de danseur – ici chez Béjart et ailleurs en France, en Belgique –, une carrière pleine, diffuse, profuse. Mais il l’a fait pour créer. Un autre… de ces mots galvaudés par de vaines gloires et qui méritent le retour à leur essence. «C’est pour lui que je fais ce métier. D’ailleurs, j’ai toujours su qu’il passerait par la chorégraphie. C’est un besoin! Mais il m’a fallu du temps pour trouver, pour me trouver chorégraphe et c’est pour ça que je suis parti voir ailleurs qu’ici, dans le temple de la danse. J’ai voulu briser les schémas en allant chez Zingaro. Par contre, je n’ai jamais aimé danser mes propres créations. Imaginez, si je me plante, que je me plante comme danseur et comme chorégraphe, c’est trop pour un seul homme!»
Même aigüe, la conscience de la discipline n’a pas laissé de stigmates sur l’ardeur. Bouillonnant de ce feu sacré, Julio Arozarena le laisse éclairer ses larges sourires, il l’investit, aussi, dans l’envie de voir la danse comme une fête, comme une jouissance: «Si on ne s’amusait pas, on n’en ferait jamais autant. On le sait, faire de la danse, c’est difficile, le corps souffre, alors autant le réaliser avec appétence. Ce que j’ai fait avec Corps-circuit, j’ai joué sur le corps et son esthétique pure. Sur les dissonances et les similitudes entre les êtres, sur les liens visibles et invisibles qui relient. Parfois, il y a accord, parfois on entre dans la danse des contraires.»
Vingt-cinq minutes de mise en mouvements du désir, de l’ouverture, de la puissance, vingt-cinq minutes de mise en mots du corps lumineux, véloce, puissant ou transparent. «Je pars d’une rythmique. Je lance des idées, des envies, des choses que j’aime en musique – percussion, piano, contrebasse – et ensuite avec jB Meier, on construit une brique, l’une après l’autre, un peu comme un mur. C’est une création totale, absolue.»
En plus de cette complicité autour de la composition de la partition musicale, Julio Arozarena offre la scène à onze danseurs (7 filles et 4 garçons) et signe-là sa quatrième chorégraphie pour le Béjart Ballet. «Oui, c’est une responsabilité, une pression en même temps qu’une confiance que me témoignent la compagnie, les danseurs et avant tout Gil Roman en me donnant l’opportunité de partager l’affiche. Ensemble, on parle beaucoup, on échange, on s’aide, sans jamais vouloir porter l’autre à faire différemment. Nous avons, chacun, notre personnalité chorégraphique. Mes origines aidant, je suis influencé par l’Amérique latine, j’essaie parfois d’éviter d’être submergé ou de le cacher, mais c’est stupide, en fait: c’est une richesse.»
S’il était écrivain, le Cubain qui a côtoyé Gabriel Garcia Márquez et tiré une chorégraphie de son Monsieur très vieux avec des ailes immenses, l’aficionado de Federico Garcia Lorca et de José Martí aurait bien aimé les suivre sur les chemins de la magnificence. Il l’avoue dans un vrai appétit de vie. «Je serai poète et pas romancier, un poète à tendance dadaïste. J’aime la poésie, j’en lis beaucoup. Elle m’inspire sur le fond comme sur la forme, j’aime imaginer des petits tableaux, pas forcément abstraits, ni narratifs. Comme chorégraphe, on livre un abécédaire, parfois on donne des mots et on laisse le choix de la police de caractère et de la couleur au danseur. Quand le résultat convient au chorégraphe, là on est vraiment en train de créer. » Reste l’étape ultime, l’aboutissement de l’œuvre devant le public. « Tant que le spectacle n’est pas fait, tant qu’il n’y a pas de spectateur, elle n’est pas terminée. Après… elle évolue, elle peut, elle le doit. «Un ballet, pour reprendre les mots de Maurice, c’est quelque chose de vivant.»